L’envolée

Et ils passèrent à table. Elle aimait ce moment, celui si doux où elle pouvait profiter de son jardin et de la façon dont elle l’avait aménagé, tel un lieu hors du temps, tellement loin de son quotidien. La végétation avait presque envahi toute la façade, les rosiers grimpants parfumaient la maison dès le printemps installé, lui laissant juste assez de place pour ouvrir les immenses portes fenêtres donnant sur les graviers qui tenaient lieu de terrasse. Un peintre aurait pu y planter son chevalet, elle avait déjà quasiment fait tout le travail, une petite table ronde, dressée pour deux, une belle nappe, blanche, en coton épais, un tissu qui n’existe plus que dans les armoires des vieilles familles, et quelques chaises de bois au paillage usé. Le repas en lui même n’avait finalement que peu d’importance, seul l’instant comptait. Une petite brise venant de l’océan soufflait jusque dans les terres mais, à l’abri des grands pins plantés par son grand père, elle avait finalement laissé tomber son cachemire, celui qu’elle portait juste parce qu’elle aimait sa douceur. Une belle libellule volait autour d’elle et vint se poser soudain près de sa fourchette. Ses ailes, transparentes, battaient l’air du temps et comme d’habitude il lui sembla qu’il se figeait, son cœur ralentit, chaque seconde semblait tellement irréelle qu’elle crut percevoir le froissement léger de la robe et des nombreux jupons de son arrière grand mère qui sortait avec quelques fruits pour le dessert, et puis les cris des jumeaux qui jouaient il y a si longtemps dans ce jardin qu’elle occupait maintenant. Un instant d’éternité. Que son mari allait briser en un geste.

Se levant brusquement, il abattit son filet à papillons sur la belle créature et déjà il commençait à la torturer afin qu’elle rejoigne sa collection dans leur chambre. Deux fines aiguilles plantées avec précision dans ses ailes, deux autres pour son corps, et la maîtresse du temps agonisait. Rien ne l’arrêtait et le mur en face de leur lit était couvert de ses trophées à lui et de sa souffrance à elle, son épouse, pour le meilleur et surtout pour le pire. Elle n’était qu’émotions et sensations, elle savait percevoir ses rêves, ses pensées, son passé, dans une réalité qui lui était propre, dans le vol des insectes, des papillons, des libellules, elle avait l’impression que le temps s’étirait et là, elle s’abandonnait à ses désirs les plus profonds. Elle imaginait cet enfant qu’il n’avait jamais voulu entre eux ou ce bateau, jamais construit, destiné à partir voir les îles qu’elle aimait tant. Un battement d’ailes et le quotidien s’arrêtait le temps d’une douce rêverie, presque une promesse d’avenir. Mais lui ne désirait rien d’autre que lui faire mal. Il ne la touchait jamais, pas un seul coup, pas une seule parole dure, non, juste des milliers d’aiguilles, des centaines de cadres en bois où les insectes prenaient la poussière, des moments suspendus figés là. Elle s’endormait devant ses aspirations les plus essentielles, capturées par son mari, il lui volait son bonheur, lui interdisait de penser au risque de voir une nouvelle créature rejoindre sa collection. Elle n’était plus qu’automatismes, un corps réduit à sa plus simple fonction, chaque nouveau cadre simplement le fruit de son inattention à elle, d’un élan soudain de son cœur combiné au vol léger d’un papillon ignorant que l’endroit était dangereux.

Pourtant, secrètement, elle avait réussi, sans que rien ne la trahisse, à préparer son rêve ultime, le seul qu’il ne pourrait pas détruire, le seul qu’il ne pourrait conserver dans ses maudites vitrines. Et ce jour-là, après le repas, profitant de son retour à lui dans la quincaillerie dont il était le propriétaire, elle allait s’envoler. Elle avait pris rendez-vous avec le responsable des baptêmes de l’air il y a déjà quelques mois, suivi la formation pour faire un saut en solo, elle avait appris à cloisonner ses émotions, espaçant les heures d’apprentissage pour qu’aucune seconde d’exaltation n’arrive jusqu’au filet de son tortionnaire.

C’était le bon jour, une belle journée d’été. La porte de l’avion s’ouvrit et, après un dernier regard à son instructeur, elle se lança dans le vide. Elle savait qu’elle avait devant elle quelques longues minutes de bonheur et ne pensait pas encore aux dernières secondes de son saut. Elle volait. L’éternité pour objectif, le bonheur au creux de ses entrailles. Elle volait, tellement vivante dans ses rêves qu’aucun filet n’allait entraver ou briser. Elle n’était plus que sensations, son cœur battait si fort qu’elle crut qu’il allait exploser avant même qu’elle ne touche le sol. De grosses larmes coulaient le long de ses joues avant de laisser derrière elle un sillage de minuscules perles scintillantes. Elle était son destin. Elle crut voir tout près d’elle une belle libellule qui semblait danser autour de son corps qui dégringolait à toute vitesse et le temps se figea, encore. Elle se revit gamine, seule, avec ses rêves et ses cauchemars. Elle se souvint de sa robe de mariée et des bulles soufflées par ses quelques amis à la sortie de l’église, elles brillaient dans son ciel plein de promesses d’alors. Et puis, elle oublia l’enfer, ses cadres et ses épingles. Elle respira, enfin. Il ne pouvait rien pour gâcher son bonheur.

Le sol se rapprochait mais cela n’était pas grave, ce soir là, il dormirait seul. Les autres nuits aussi et pendant tout le reste de sa vie. Seul, en tête à tête avec les rêves brisés de son épouse envolée. Elle ne comptait pas ouvrir son parachute, elle avait déjà bien trop souffert, elle n’était plus rien que ce dernier instant de grâce ultime, celui qu’elle n’avait seulement qu’aperçu lors de quelques moments trop vite capturés.

Quand son corps percuta le sol elle ne s’était jamais sentie aussi libre.

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