Roman d’Hervé Bel
Editions JC Lattès
Il ne suffit que de quelques pages, les premières, pour être happé par ce roman et par son héroïne, Marie, pour qui rien n’est simple, dès le début.
Après une ronde pour vérifier que toutes les ouvertures sont bien fermées, elle et lui peuvent monter dans leur chambre.
« Tout est en ordre, le silence absolu. Elle peut se coucher, et lui aussi. » … « Dès qu’il se couche, il est pris de quintes qui s’espacent et qu’elle compte, en serrant les dents. Encore un petit moment à subir. Puis le silence. Il s’est abruti avec deux cachets et s’endort ; le silence et la couverture protègent Marie. »
Dès lors, tout s’enchaîne, la vie de Marie et le quotidien des jours où, âgée, elle revient sur son histoire. Fille d’un militaire installé dans les colonies françaises, Marie voyage beaucoup jusqu’à ses 18 ans et évolue dans le petit monde très fermé et courtisé des expatriés dans les colonies, une vie facile malgré le faible grade de son père, son pilier. Chaque été elle revient au pays et goûte aux joies de la campagne. Elle tombe amoureuse d’un instituteur et se fiance, repart à Saigon pour attendre sa majorité et se marier, fréquente là bas un beau militaire qui se déclare trop tard et finalement retourne en France pour épouser son « petit instituteur ».
La vie en province dans les années 30 n’a résolument rien à voir avec celle des colonies, sa vie de femme mariée différente de ce qu’elle avait imaginé, sa vie de mère aussi, et Marie rumine ses choix, au point de développer toutes sortes de paranoïas qui ruinent toutes ses relations avec les autres.
A chaque étape , Marie est triste mais toujours espère, et puis elle vieillit.
« L’âge, c’est l’impossibilité de goûter à la nostalgie. A peine née, elle se recroqueville, se dissout, et c’est la mort que l’on voit au bout. Elle seule. A côté, toutes les simagrées sentimentales ne signifient plus rien. La tristesse, c’est encore la vie, l’espérance. Le désespoir, c’est autre chose, une plainte aride où le pleur est dérisoire. »
Son horizon se rétrécit, elle ne vit plus que dans sa cuisine, seule pièce chauffée, et sa chambre, en tête à tête silencieux avec l’homme qu’elle a voulu épouser, malgré ses doutes, et qu’elle ne supporte plus depuis sa nuit de noces. Une existence d’habitudes qui garantit sa tranquillité.
« Tout n’est qu’habitudes dans sa vie ; elles sont, à ses yeux, ce qui peut la perpétuer. Les rompre, c’est ouvrir le torrent du temps. Or c’est ce qu’elle ne veut pas. Elle se plaint depuis des années de son enfermement progressif, mais c’est elle qui l’a voulu, elle l’a voulu, elle l’a voulu à la façon des empires qui, pour durer, ne cessent de se rétrécir. De moins en moins de monde à voir, une réticence instinctive à voyager, la prégnance croissante de codes compliqués pour entreprendre les actes nécessaires de l’existence, une solitude peu à peu bâtie tout en s’en plaignant… Sans se rendre compte qu’en voulant se préserver de la mort elle s’en est approchée doucement, pour devenir une non-morte. »
Malade, son mari souffre en silence, ou presque, et elle, s’enfonce dans une crasse noire, sordide, que seul son fils viendra surprendre afin de sauver son père et la laisser seule.
Quel roman puissant, par son écriture et ses questionnements… J’ai retrouvé la noirceur de Zola quand il décrit la déchéance de Nana, la misère des destinées des personnages de l’Assommoir aussi. Rien n’est de trop tant Marie est tourmentée et son âme sombre.
Roman moderne, actuel presque, sur la vie d’un couple construit sur les silences et les non-dits, sur les choix faits aussitôt regrettés puis analysés à l’infini.
Roman sur le sens de l’existence, sur l’élan de vie puissant qui nous anime tous à voir plus loin ou à attendre un instant, un an, ou une éternité, le bonheur, alors qu’il n’est peut-être que finalement la conséquence de nos choix, et qu’il est possible d’être heureux malgré des décisions pas nécessairement assumées.
Un gros coup de cœur pour moi.